Aux lendemains de l'Occupation.

      Mais revenons au Moyen Vernet.  Les deux ruisseaux qui l'irriguaient confluaient un peu en amont de la maison de mes grands- et arrière-grands-parents maternels.  Dans les années 1950, j'y ai encore vu des lavandières lancer leurs draps savonneux dans le courant, qui prenait alors une teinte laiteuse et bleutée.  C'étaient des eaux poissonneuses, où vivaient des goujons, des barbillons, des chevesnes et des anguilles.  Nous autres, galopins du quartier, y pataugions pieds nus, au risque de nous couper à des tessons de verre, pour traquer avec un trident improvisé (une fourchette aplatie au marteau et fixée au bout d'un bâton) quelque petit poisson.  Nous le capturions quelquefois à l'aide d'un bocal et l'emportions pour le faire nager jusqu'au bassin de granit rose de la pompe voisine.  C'était une grande roue de métal, qu'il fallait actionner à la force des bras.  Vers le soir, les rats sortaient en troupe sur les berges.  Mon oncle René les tirait à la carabine depuis le balcon de la maison.  Un rat en quête de rapine s'introduisait parfois dans le laboratoire de notre charcuterie,  au 121 Avenue Joffre.  Mon père, qui nourrissait une véritable phobie à l'égard de ces animaux, faisait alors appel au fox-terrier d'un voisin pour éliminer le nuisible.  Dans sa jeunesse, mon père s'était blessé avec une carabine. Tout à son affût des grives, il tenait l'arme pointée sur son pied.  Il ne s'expliqua jamais comment il avait pressé la détente.  Il avait gardé toute sa vie des petits plombs dans le pied.
      Sous l'Occupation, nous étions réfugiés dans un mas, à Corneilla de la Rivière.  J'avais dix mois.  Les restrictions alimentaires sévissaient.  Il n'était pas question de chasser dans la campagne avec une arme à feu, fusils et carabines étant évidemment interdits par l'occupant.  Alors, mon père tendait des collets dans la garrigue.  Le 15 août 1944, il captura un magnifique lièvre.  Ce fut pour toute la maisonnée un festin mémorable en ces temps de famine, où mon grand-père Joseph parcourait à bicyclette la quinzaine de kilomètres séparant Perpignan de Corneilla , pour nous apporter le trésor d'une livre de sucre.  Le souvenir de la faim ne s'effaça jamais tout à fait de la mémoire de ceux qui avaient vécu cette époque. Mes parents eurent toujours la peur de manquer, selon l'expression si juste d'Yves Berger*.  Ils ne se sentaient rassurés qu'une fois le garde-manger garni.  La question rituelle qu'ils posaient à leurs enfants, lorsqu'ils se furent éloignés d'eux, était :  Tu manges bien, au moins ? Les mots d'amour passent parfois par la cuisine...


* Les Matins du Nouveau Monde






                                                                

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